Votre activité d’enseignant-chercheur revêt une forme pluridimensionnelle ; elle est constituée de trois contributions majeures, sur lesquelles je vais revenir : l’enseignement, la recherche et l’administration. En tant qu’enseignant, réputé pour la clarté de votre pédagogie, vous êtes actuellement Directeur de l’Institut de Finance Dauphine mais je dois rappeler que vous avez été aussi professeur à l’Ecole nationale de la Statistique et de l’Administration économique (l’ENSAE), professeur associé à la Stern Business School de New York University, professeur associé à l’Université de Tunis II. Dans le domaine de la recherche, vos premiers travaux se sont situés dans la sphère d’influence de Gérard Debreu qui avait reçu en 1983 le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la théorie de l’équilibre général. Mais par la suite, vous avez considéré que la réalité des marchés était passablement éloignée de l’élégance formelle de cette théorie. Vous vous êtes orienté alors vers l’étude des imperfections du marché, coûts de transactions, taxes et impôts, toutes ces réalités déplaisantes et tenaces qui font que la vie de tous les jours est si différente de son idéalisation mathématique. C’est par cette porte que vous avez fait une entrée fracassante dans la finance, étudiant toutes les formes de frictions qui éloignent la pratique des marchés financiers de la théorie pure de l’arbitrage, et vous proposez des solutions qui font école. C’est sans doute durant cette période que vous avez acquis cette connaissance des marchés qui vous permet de parler sur un pied d’égalité avec les meilleurs théoriciens et les meilleurs praticiens. Au-delà des mécanismes complexes que met en jeu la moindre transaction, et des théories mathématiques élaborées pour optimiser la gestion de portefeuille, vous êtes conduit à vous interroger sur les fondements psychologiques de cette activité.
Vous avez ainsi exploré de nouveaux territoires de recherche, portant notamment sur l’interaction des mathématiques avec les sciences humaines ou sociales, ou encore avec les neurosciences. Dans une série de travaux avec Clotilde Napp, vous avez montré comment, sur un marché où interagissent des individus dont les uns sont plutôt pessimistes et les autres plutôt optimistes, il se constitue, par les mécanismes d’équilibre économique, une opinion de consensus, sorte de moyenne des opinions des agents qui la constituent. Mais vous nous mettez en garde sur le fait que cette opinion est biaisée, de sorte que le consensus de marché peut être différent de l’opinion de la majorité des individus, ce qui explique un certain nombre de paradoxes bien connus en finance.
Dans vos derniers travaux avec Clotilde Napp, vous allez encore plus loin dans cette idée : vous mettez en évidence la valeur stratégique des opinions. Qu’on la prenne comme le résultat d’un processus d’équilibre ou comme un enjeu stratégique, la formation du consensus de marché constitue désormais, grâce à vos travaux, un nouveau chapitre de la science économique. Aussi, vos travaux ont été couronnés en 2005 par le Prix du meilleur jeune économiste.
Les relations entre les mathématiques et d’autres disciplines constituent toujours pour vous un domaine de prédilection. C’est ainsi que dans une publication de l’Académie des Sciences intitulée Les mathématiques dans le monde scientifique contemporain dans laquelle ont été réunies les contributions de nombreux auteurs, vous avez avec Ivar EKELAND expliqué l’interdépendance croissante des mathématiques et de l’économie, notamment parce que les mécanismes de formation des prix résultent de modèles qui font appel à des outils mathématiques sophistiqués et posent au mathématicien des problèmes nouveaux.
Le débat sur le rôle des mathématiques dans la crise actuelle, bien entendu, ne vous a pas laissé indifférent : pour vous (je vous cite) « la crise conforte la place des techniques mathématiques comme outil incontournable, mais nous rappelle que le financier doit pouvoir s’appuyer sur une solide formation économique ». Vous avez regretté qu’il n’en soit pas toujours ainsi dans les salles de marché, constatant que la connaissance approfondie des rouages de l’économie financière y est souvent absente.
De même, vous considérez qu’il est grave que les Etats n’aient pas rempli leur fonction de régulation et, avec Denis CHEMILLIER-GENDREAU, vous avez appelé à une refondation rapide de la régulation financière, et à un niveau mondial puisque c’est à cette échelle que les risques s’expriment.
Pour la défense et illustration des mathématiques, vous avez par ailleurs utilisé une image fortement expressive : « condamner les mathématiques financières revient à combattre l’antibiotique qui guérit mais génère aussi de nouvelles souches plus résistantes. Il faut limiter l’usage des antibiotiques, et non interdire la recherche de nouvelles molécules ». Le haut niveau de votre réflexion comme votre goût de la chose publique vous ont conduit à siéger au Conseil d’Analyse Economique placé auprès du Premier Ministre, au Haut Conseil de la Science et de la Technologie placé auprès du Président de la République, au Conseil Scientifique de la Fondation Banque de France. Je voudrais aborder maintenant le troisième volet de votre activité d’universitaire : c’est l’administration. Vous y passez beaucoup de temps, y mettez beaucoup d’énergie, stimulé par le goût du service public et habité par l’ambition de hisser l’enseignement supérieur français au plus haut niveau. C’est pourquoi vous êtes partisan de l’autonomie de nos universités. C’est pourquoi aussi vous travaillez au quotidien à faire de Dauphine une université d’excellence. En Tunisie, dès 1990, vous avez eu l’idée avec quelques amis de créer l’Association Tunisienne des Grandes Ecoles - l’ATUGE - qui regroupe des Tunisiens étudiants et diplômés des grandes écoles françaises d’ingénieurs et de commerce. Présente surtout à Tunis et à Paris, l’ATUGE est également implantée à Londres et dans plusieurs grandes villes françaises. L’ATUGE constitue aujourd’hui un réseau de compétences au dynamisme éprouvé, très structurant et fédérateur pour ses 2.800 membres. L’ATUGE représente actuellement un acteur incontournable de la vie économique en Tunisie. Par ailleurs, membre pendant plusieurs années de la Commission de Rénovation Universitaire placée auprès du Ministre de l’Education et des Sciences, vous avez été à l’origine de la création de classes préparatoires, de l’agrégation de mathématiques, de l’Ecole Polytechnique, de l’implantation de Dauphine à Tunis…Votre audience et votre action universitaire vous ont valu d’être fait Commandeur de l’Ordre du Mérite par le Président de la République tunisienne. Cher Elyès JOUINI, m’approchant du terme de mon propos, je voudrais évoquer l’intérêt que, par goût du concret, vous portez au monde de l’entreprise. En Tunisie, vous êtes membre du Conseil d’Administration de plusieurs belles entreprises et vous avez conseillé les pouvoirs publics sur différents aspects du secteur des assurances. Aussi, par votre connaissance approfondie de ce secteur, c’est tout naturellement que vous avez pris place en 2008 à nos côtés parmi les intervenants au colloque organisé à Tunis pour le cinquantième anniversaire de la création de la STAR - Société Tunisienne d’Assurances et de Réassurances - dont Groupama venait de devenir le partenaire stratégique. Mais je voudrais maintenant m’attarder sur ce qui nous a réuni : je veux parler de la Fondation du Risque ; j’aurais pu aussi bien le faire plus tôt puisqu’avec la Fondation du Risque nous sommes au cœur de questions touchant à la fois à la recherche fondamentale et à l’enseignement. Sa création en 2007 a répondu à l’objectif de disposer en France d’un pôle d’excellence de recherche et d’enseignement de niveau international, centré sur le risque, quelle que soit sa nature, en l’étudiant sous tous ses aspects. C’est un point important qui avait été souligné par le Président André LEVY-LANG au moment de la création de la Fondation lorsqu’il avait déclaré que « l’interdisciplinarité est nécessaire à l’innovation et au progrès ». Cher Elyès JOUINI, je me réjouis de l’entière confiance que Groupama vous a à juste titre témoignée lorsque vous a été donnée la responsabilité scientifique de l’une des chaires de la Fondation du Risque intitulée « les particuliers face au risque : analyse et réponses des marchés ». Cette chaire constitue un bel exemple de partenariat entre le monde académique – Dauphine bien sûr - et le monde économique représenté par Groupama. A notre confiance, vous avez répondu par un très fort engagement dans la responsabilité de la Chaire Groupama. Aussi, le comité scientifique international et indépendant qui porte un jugement sur les résultats des chaires de la Fondation du Risque ne s’y est pas trompé en soulignant le haut niveau d’excellence de ses travaux ainsi que la multiplicité de ses initiatives, saluant tout particulièrement la publication des cahiers de recherche.
Aussi, je suis heureux, au nom de Groupama, de vous en remercier, vous et vos équipes.
Cher Elyès JOUINI, il a beaucoup été question d’excellence dans mon propos, tant sont nombreuses les illustrations que vous en donnez dans votre parcours comme dans votre action. Goethe, cet esprit universel, a pu définir l’excellence comme l’expression d’une exigence humaine et d’une haute civilisation, allant jusqu’à la définir par opposition à la barbarie : « En quoi consiste la barbarie, sinon précisément en ce qu’elle méconnaît l’excellence ? ». Je crois que, sans hésitation, vous ferez vôtre cette pensée, vous qui représentez ce que l’esprit humain peut donner de meilleur dans nos sociétés. Au moment de vous remettre le symbole le plus élevé de la reconnaissance nationale, je ne voudrais pas omettre de saluer des qualités humaines qui rendent votre commerce des plus agréables : votre générosité, votre affabilité, votre bonne humeur permanente, votre sens de l’humour et vos traits d’esprit. Vous n’êtes pas de ceux qui considèrent que le savoir et les responsabilités doivent nécessairement être enveloppés dans les apparences de l’austérité. Aussi, vous essayez de vous rendre disponible pour des réunions familiales ou amicales, ou encore pour préserver le temps des vacances. La musique - vos goûts sont des plus éclectiques - est pour vous une compagne de tous les instants. Mais surtout, vous tenez à garder suffisamment de temps pour votre vie familiale. Qu’il me soit permis de saluer votre épouse, Madame Sihem JOUINI, et de l’associer à l’hommage qui vous est rendu ce soir. Madame JOUINI, qui partage avec vous l’ambition de l’excellence, est professeur associé à HEC ; par ailleurs, elle a comme vous présidé l’Association Tunisienne des Grandes Ecoles. Je suis également heureux de la présence de vos deux fils, Youssef et Wessim, avec qui vous entretenez des relations privilégiées. Arrivé vraiment au terme de mon propos, je vais maintenant avoir l’honneur et le plaisir de vous remettre les insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur.
Cher Elyès JOUINI,
Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur.